31 août 2006

 

Comment fabriquer une information? Deuxième épisode: en Amérique

Je viens de passer un mois au Etats-Unis, déconnecté d'Internet. Ce ne sont pourtant pas les occasions de poster une note qui ont manquées. Je me propose donc de rompre avec la pratique du parfait blogger qui consiste à suivre l'actualité au plus près pour publier de temps à autres de courtes notes inspirées par ce voyage.

Commençons aujourd'hui par le traitement de ce que j'appelerai "l'affaire Grégory américaine" par les média US. C'est assez grandiose.

Rappel des faits: Il y a dix ans, pendant les fêtes de fin d'année, dans l'Etat du Colorado, une petite fille de 10 ans est retrouvée assassinée dans la cave de ses parents (frappée à la tête, sans violence sexuelle). Rien de bien folichon me direz vous, pas de quoi échauffer les médias, même en période de congé. Mais deux détails vont faire de ce drame, hélas banal, une affaire nationale.

D'abord il y a des images! La petite JonBennet - c'est son prénom - était en effet une reine de beauté, et ses parents la promenaient de concours en concours, dans des tenues délirantes et maquillée comme une voiture volée. Imaginez l'effet des vidéo des défilés de la petite princesse en boucle sur CNN et NBC... Laisser passer une telle histoire sordide aurait constitué un viol de tous code de déontologie journalistique!

Ensuite, deuxième coup de bol, il n'y pas de coupable évident, pas de pauvre type rapidement arrêté, pas d'indices... Cela permet de jouer un coup de "l'Amérique a peur" et surtout cela ouvre la porte aux spéculations, le plat préféré des charognards à micro. Cible superbe: les parents, qui sont rapidement soupçonnés et condamnés presque aussi rapidement tant l'éducation de leur fille est décriée (ce coté bête de foire...)

Des années après que la mise
hors de cause des parents par l'enquète, une bonne dizaine de bouquin ont été publiés sur cette affaire, et nombre d'entre eux accusant directement la mère de JonBennet restent faciles à trouver. Hélas, les meilleures choses ayant une fin, le public s'est lassé de cette histoire, qui a donc quitté la une.

10 ans plus tard, c'est à dire vers la mi-Aout cette année, CNN lance un scoop: la police est sur la piste du meurtrier. Croyez-le ou pas, mais les bélligérants en Irak et au Liban ont décrété une trève à l'annonce de cette nouvelle. Ce qui a permis à CNN et à ses brillants collègues de consacrer 90% de leur temps d'info à cette affaire. Et à nouveau, les images des défilés de la victime en boucle...

Le lendemain le suspect, pardon... le coupable était arrêté en Thailande. Et immédiatement exhibé à la télévision. Ils donnait une conférence de presse improvisée entourée de plusieurs policiers Thailandais visiblement ravis de connaitre leur quart d'heure de célébrité. Immédiatement toutes les personnes qui connaissaient un petit peu l'histoire de JonBennet - et croyez moi après le matraquage de la veille, difficile de ne pas en connaître les plus infimes détails - immédiatement, donc, tout le monde savait qu'il était innocent.

John Mark Karr, c'est son nom, affirmait
en effet avec le plus grand calme "qu'il aimait JonBennet", "qu'il était venu pour l'enlever", "qu'il avait eu des rapports sexuels avec elle", "qu'il l'avait droguée" et que sa mort "était un accident." Or l'autopsie avait révélé que la petite fille n'avait été ni violée ni droguée.

L'audience devait être bonne. Car CNN décida de continuer de consacrer les trois quarts de son antenne à cette histoire.

Deux jours après, alors que ça devenait trop évident que le scoop était bidon, la stratégie de retraite s'est mise en branle. Et là... du grand art! En trois temps:

1. D'abord construction du personnage John Mark Karr en diable absolu. Dans l'histoire du crime, il y a Gilles de Rais, Adolf Hitler et John Mark Karr... Jugez plutot: Karr s'était fait viré d'un poste d'enseignant remplaçant en raison de sa trop grande proximité avec les enfants. Ensuite il était poursuivi au Etats-Unis pour téléchargement de pornographie enfantine sur le web. Enfin, le combe, il était en Thailande. Bref, le monstre. Message subliminal: "même s'il n'a pas tué JonBennet, ce type mérite vingt fois la chaise électrique et on peut remercier CNN d'avoir jeté l'opprobre sur ce type"

2. Ensuite reportage savant et documenté sur "l'histoire des faux témoignages"... Message subliminal: "c'est pas notre faute, des faux témoignages il y en a tout le temps" (suis-je le seul à trouver que c'est plutot une circonstance aggravante pour les journalistes?)

3. Enfin, tentative pour détourner l'attention. Déclenchement d'une polémique sur le fait que pendant son rapatriement aux Etats-Unis par avion, Karr a voyagé en première classe et a même bu un verre de champagne. Horreur!!! Ces criminels n'ont donc aucune déontologie?

Et le lendemain, reprise des attentats en Irak. Fin de l'histoire sur CNN.

Ah non, pardon, une semaine plus tard un test ADN prouvait l'innocence de Karr... CNN en faisait une petite brève. Sans jamais s'excuser pour le délire précédent. La bouche en cul de poule, la grande professionnelle de service à l'antenne nous donnait une info supplémentaire: au moment du crime, Karr était en famille pour fêter noël, à l'autre bout des Etats-Unis.

Heureusement la mère de JonBennet est décédée il y a quelques mois, cela lui évitera peut-être une nouvelle série d'accusations ignomineuses pour surfer sur l'affaire.


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